CHAPITRE 8
« C’était stupide ! Vraiment la dernière chose à faire ! Mais qu’est-ce que vous avez dans la tête ? Espèce d’imbéciles ! Vous pensez qu’il s’agit d’un jeu ? Cette fois nous n’avons pas affaire à des débutants, messieurs. Reston est un homme très intelligent et intuitif. Encore une erreur comme celle-là et il aura la puce à l’oreille. Oh oui, vous pouvez me croire. Reston est habile et très déterminé. Il faut le manier avec beaucoup de prudence. » Hocking fixait les deux hommes tremblant devant lui.
« Peut-être vaudrait-il mieux choisir quelqu’un d’autre, suggéra le plus jeune des deux.
— Vous contestez ma décision ? Vous n’avez pas confiance ? Regardez-moi tous les deux ! » Les yeux de Hocking étaient exorbités et les veines saillaient sur son front. Ses lèvres se rétractèrent dans un ricanement féroce.
« Ce n’était qu’une suggestion, murmura le coupable. Et puis vous aviez dit qu’il ne se souviendrait de rien.
— Taisez-vous ! » Avec un vrombissement assourdi le siège de Hocking s’éleva dans les airs. Il pivota un moment, et quand il se retourna pour faire face à ses acolytes, ses traits s’étaient quelque peu détendus.
« Savez-vous seulement à quel point nous sommes près d’atteindre notre but ? Nous sommes à l’aube même d’une nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité. Pensez-y, messieurs ! Toutes les richesses du monde seront bientôt à nous – et ce n’est que le début. Notre pouvoir sera sans limites. La terre entière sera à nos pieds. Nous serons des dieux, messieurs. Nous aurons le contrôle de tous les esprits du genre humain. » Hocking parlait presque à voix basse. Ses yeux – des globes noirs et durs – brillaient tandis que le siège s’approchait.
Un éclair traversa soudain l’espace qui séparait le siège de Hocking de ses assistants et un formidable bruit de tonnerre, remplit la pièce. Hocking ouvrit la bouche et se mit à rire à la vue de ses assistants jetés au sol, tordus par la douleur. « Ce n’est qu’un avant-goût du supplice réservé à ceux qui me décevront. Vous ne pouvez plus me décevoir, messieurs.
« Alors relevez-vous et écoutez-moi. Nous avons beaucoup à faire. »
Il avait atteint la voie centrale et avait toujours en mémoire la question du Dr Williams au sujet d’ennemis potentiels, quand il entendit une voix derrière lui.
« Ils vous ont relâché, Spence ? »
Il se retourna et vit Ari qui courait derrière lui. « Cela n’était rien.
— Il devait bien y avoir quelque chose, vous rougissez, Dr Reston. »
Il sentit la rougeur lui monter au visage. « Comment avez-vous su ? » Il affectait un ton anodin.
« Le directeur reçoit une liste de toutes les admissions à l’infirmerie. J’ai vu votre nom sur la liste. Je voulais voir comment vous alliez.
— Vous y êtes allée pour me voir ?
— Oui, mais on m’a dit que vous étiez déjà sorti. Je vous ai manqué à quelques secondes près. Êtes-vous sûr que cela va ?
— Je vais très bien. Je vous assure. Seulement un peu fatigué. Si vous voulez bien m’excuser…» Il se détourna comme pour s’en aller mais Ari le rattrapa et le prit par le bras. À son contact, Spence sentit comme un frisson passer sur sa peau.
« Je rentrais chez moi. Je vais faire un bout de chemin avec vous. » Elle lui adressa un de ses sourires rayonnants. « Cela ne vous ennuie pas, Spencer ?
— Non, pas du tout. » Et ils repartirent en se tenant par le bras.
Spence avait l’impression que tous les gens qu’ils rencontraient s’arrêtaient pour les regarder. Il essaya de repousser l’idée qu’il ne s’agissait pas simplement d’une innocente promenade : un garçon raccompagnant une fille jusqu’à sa porte. Mais, pour le peu de sens qu’il avait des convenances sociales, une telle occasion lui apparaissait beaucoup plus importante.
Ils suivirent la voie jusqu’à un axe central, puis vers le complexe de l’AdSec où résidaient Ari et son père. Pendant tout le chemin elle poursuivit sans interruption un monologue ce qui permit à Spence de s’en tenir à des hochements de tête d’approbation ou des monosyllabes.
Il ne faisait pas trop attention à ce qu’elle disait, cherchant au contraire une excuse élégante pour lui fausser compagnie. Il se disait qu’il avait mieux à faire que d’escorter d’agressives jeunes personnes autour de la station. Il voulait se libérer pour penser à ce qui était en train de lui arriver.
« Bon, nous y voilà », dit Ari. Ils se trouvaient devant un panneau de couleur crème. « Voulez-vous entrer ? Je vais faire du thé.
— Du thé ? Non, je ne crois pas…
— Dites oui, je vous en prie. Cela me ferait tellement plaisir. » Elle avait déjà entré son code d’accès sur les touches de la plaque lumineuse et le panneau s’ouvrit. Elle le maintint par le bras et l’attira doucement à l’intérieur.
Il franchit avec hésitation le portail et regarda autour de lui. La résidence des Zanderson était plus que confortable. Beaucoup plus luxueuse que sa propre cabine, plutôt Spartiate.
« C’est choquant, je sais, mais nous n’y pouvons rien, malheureusement. » Elle suivit son regard qui parcourait les pièces immenses. « Le directeur vit bien, trop bien peut-être.
— Oh, je ne sais pas. C’est une grosse charge. Il a besoin d’un endroit comme cela pour se détendre. Vous ne pouvez pas faire cela dans un cagibi.
— Pourtant, je me sens coupable quelquefois. Regardez : même de la moquette ! Le transport jusqu’ici a dû coûter une fortune. Et le mobilier en cuir !
— J’aime cela. C’est magnifique.
— C’est vrai, c’est magnifique. Asseyez-vous. Je reviens tout de suite. »
Spence s’installa dans le confort des coussins de cuir, à l’extrémité d’un grand sofa. Inconsciemment il caressa de la main le grain souple de la peau : depuis combien de temps n’avait-il pas eu une telle sensation de raffinement et de naturel ?
À côté de lui, sur une table basse en teck se trouvait une sphère astronomique comportant une Terre de la taille d’un pamplemousse entourée d’un globe transparent sur lequel étaient peintes les étoiles les plus importantes de la galaxie. Une pièce ancienne de grande qualité.
À côté du globe, il y avait une photo dans un cadre en noyer.
Une très belle femme brune souriait sur la photo et Spence sut aussitôt d’où Ari tenait sa beauté. Mais il y avait quelque chose de troublant à propos de ce portrait : les yeux de la femme ne fixaient pas l’objectif. Le regard se perdait dans le vague : un regard presque vide d’expression. Bien que le sourire fût chaleureux, il ne parvenait pas à éclairer ces yeux froids et vides. C’était comme si deux clichés s’étaient d’une façon quelconque superposés. En un même instant, la photo avait capté deux humeurs très différentes, et l’effet avait quelque chose d’inquiétant.
Ari revint et le surprit en train de contempler la photo. Elle plaça le plateau avec le thé sur la table et commença à le servir.
« Votre mère ? demanda-t-il, le regard toujours fixé sur le cadre.
— Oui, dit Ari sans lever les yeux.
— Je ne crois pas l’avoir déjà rencontrée. Est-elle ici ?
— Non. Elle n’est pas là.
— Elle préfère avoir les pieds sur Terre, c’est cela ?
— Maman…» Ari, commença et hésita. Elle jeta un regard sur Spence et détourna les yeux. « Maman nous a quittés.
— Je suis désolé… Je ne savais pas. » Il porta la tasse à ses lèvres et but une gorgée. « Oh !
— Attention, c’est chaud. J’aurais dû vous prévenir. Vous vous êtes brûlé ?
— Je survivrai. »
Un silence embarrassé s’installa dans la pièce. Spence s’agitait nerveusement sur son siège.
« Je voulais venir ici pour la plus mauvaise des raisons », dit Ari après un moment. « Je pensais que ce serait une aventure.
— Déçue ?
— Un peu.
— Je sais ce que vous voulez dire. C’est comme un énorme immeuble de bureaux. Mais vous ne pouvez jamais en sortir.
— Vous avez raison. S’il n’y avait pas le jardin, je ne sais pas ce que je ferais. Je deviendrais folle, cela, j’en suis sûre.
— Vous pourriez partir quand vous voulez, n’est-ce pas ? Pourquoi restez-vous ?
— Pour papa. Il a besoin de moi. Et puis, comme c’est mon premier voyage spatial, je ne voudrais pas qu’on puisse dire que la fille du directeur ne peut pas tenir le coup jusqu’au bout du temps de séjour réglementaire.
— Vous vous y ferez. Tout le monde s’y fait.
— Pas tout le monde. J’en ai déjà vu plusieurs qui ne s’y sont pas faits. C’est assez effrayant. » Spence trouva que la conversation s’égarait un peu trop vers un sujet qu’il ne souhaitait pas aborder. Il changea de sujet. « Le thé est très bon.
— Merci. » Elle baissa la tête et but le thé brûlant. Il regardait la courbe délicate de sa nuque et la façon dont la lumière réfléchie par la table venait remplir le creux de sa gorge. En buvant, ses boucles blondes retombaient en avant et elle les ramenait en arrière d’un geste familier. Leurs regards se croisèrent. Spence détourna le sien.
« Il faut que je parte. Je dois retourner au travail. Je crois que je suis resté à l’infirmerie un peu plus longtemps que je n’aurais dû.
— Bon. Mais il faut me promettre de revenir. Bientôt.
— Je le ferai. » Il se leva et se dirigea vers la porte.
Ari le suivit et dit tandis que le panneau s’ouvrait : « Spence, j’ai failli oublier. Nous avons une réception ici demain soir : je veux dire à l’heure de la deuxième relève. Vous êtes invité.
— Invité ? Depuis quand ?
— Depuis tout de suite. Je vous invite. Il y aura quelques membres du corps enseignant et des chercheurs. Papa trouve que c’est une bonne idée que ces deux groupes se mélangent. Vous serez tout à fait dans votre élément.
— Je ne sais pas. Je vais y réfléchir. » Il franchit le portail.
« Venez, je vous en prie. Je vous attendrai…» La fermeture du panneau l’interrompit et Spence se dirigea vers le laboratoire.
Les mains enfoncées dans les poches de sa combinaison, il marchait à grands pas, la tête baissée. Il se retrouva bientôt perdu dans ses réflexions concernant son comportement inexplicable dans la soute. À supposer que le médecin ait raison – et il n’y avait aucune raison de douter de sa parole – qu’était-il allé faire là-bas ? Pourquoi ne pouvait-il pas se souvenir ?
Cela ne tourne plus rond. Je suis en train de perdre la tête.